Ce côté obscur du peuple
Par Pascal Ory, le 23/01/2023
Pascal Ory, académicien et historien, sera aux Champs Libres le 28 janvier 2023 pour parler de son ouvrage Ce côté obscur du peuple, qui questionne le populisme, les démocraties autoritaires, le fascisme ou l’anarchisme. À cette occasion, il a proposé au Musée de Bretagne un court texte, dans lequel il questionne la nature des régimes qui se définissent comme démocratiques. Avec clarté et précision, Pascal Ory nous livre matière à réflexion sur l'évolution et les dérives de nos institutions politiques.

Photo : Francesca Mantovani | éditions Gallimard
J’ai réuni sous ce titre, provocateur à dessein, quatre de mes ouvrages, parus au long de quarante années (Peuple souverain, Douze leçons sur le fascisme, Les Collaborateurs,L’Anarchisme de droite), et une demi-douzaine de textes plus courts et plus récents, parus entre 2016 et 2022, réunis quant à eux sous le titre Du Bon usage des catastrophes.
La thèse qui s’y exprime est simple. La plus grande révolution politique des temps modernes réside dans la proclamation de la souveraineté populaire. Dans l’ouvrage intitulé Qu’est-ce qu’une nation ?, paru en 2020, je proposais comme réponse à la question du titre : « un peuple qui devient le Peuple ». Autrement dit une expérience historique -plus ou moins récente- qui se cristallise en mouvement national par adoption eu principe de la souveraineté populaire. Aujourd’hui une écrasante majorité des états se réclament de ces principes démocratiques – y compris la république islamique d’Iran ou la Corée du nord…-. Il suffit (ce qu’on ne fait guère…) de lire leurs textes constitutionnels pour s’en convaincre. Les exceptions à cette règle se comptent sur les doigts d’une main -elles sont toutes situées dans la péninsule arabique-. Il se trouve, simplement, que cette quasi-unanimité a un prix.
Les Français devraient le savoir, eux qui peuvent prétendre avoir inventé la démocratie autoritaire moderne, en la personne de Napoléon Bonaparte, que son grand adversaire symbolique, Madame de Staël, a défini un jour comme un « Robespierre à cheval », autrement dit à la fois un héritier de la Révolution et un restaurateur de l’autorité monarchique. Ils le devraient d’autant plus qu’ils ont aussi inventé, à la fin du XIXème siècle, ce qu’on appelle aujourd’hui le populisme, en la personne d’un certain général Boulanger -un des rares rennais entrés dans l’Histoire…-, fondateur d’un mouvement qui s’est, tout simplement, donné le nom d’« Appel au Peuple ».
Ces deux inventions ont entre elles un lien historique. Quand il leur arrive d’accéder au pouvoir les mouvements populistes tendent vers l’instauration d’un régime autoritaire, voire -dans le cas du fascisme, qui est une forme extrémisée de populisme- totalitaire. Mais ils ont, plus profondément encore, entre eux un lien intellectuel. Le génie du populisme est, en effet, dans sa nature double, dès lors qu’on le définit -c’est ma proposition- comme « une droite radicale dans un style de gauche radicale ».
Deux grandes caractéristiques définissent ces régimes et ces mouvements : ils sont autoritaires et identitaires. Leur rapport à l’identité passe automatiquement par le nationalisme. À ce stade on se gardera bien de confondre le national, qui vient de la gauche, et le nationaliste, qui permet à une droite rénovée de récupérer ce national à usage interne, permettant de distinguer les « bons » nationaux des « mauvais ». Le rapport à l’autorité passe quant à lui par une autre récupération : celle de la souveraineté populaire. Voilà pourquoi je parle de « démocratie autoritaire » et, même, de « démocratie totalitaire ». Ce ne sont pas des oxymores. Pensons y un instant : seule la souveraineté populaire définit la démocratie. Au cœur de cette définition il n’y a donc pas d’espace a priori pour la liberté. Ce n’est qu’une option : la seule démocratie qui intègre les valeurs libérales est… la démocratie libérale.
Dans le temps historique les exemples de démocraties autoritaires ne manquent pas, tout comme il sont légion dans l’espace géographique d’aujourd’hui. Des figures grecques comme celle du « tyran », des figures romaines comme celle du leader « populaire » annoncent les reconfigurations modernes : notons à ce sujet -contre l’hypothèse que les institutions politiques iraient dans l’ensemble et comme fatalement vers toujours plus de démocratie participative- que le destin de la démocratie athénienne ou celui de la démocratie romaine s’est clos par la victoire des solutions autoritaires.
Dans de certaines conditions de température et de pression historiques la dictature peut s’instaurer sur la base d’un large assentiment -ce fut le cas de la France de « l’An Quarante », au bénéfice de Philippe Pétain- ou le dictateur asseoir sa prise de pouvoir sur le rétablissement du suffrage universel -ce fut le cas de la France de 1851, au bénéfice de Louis-Napoléon Bonaparte-. La question ne se limite évidemment pas à la France. Si l’on embrasse du regard l’état politique de la planète à la date d’aujourd’hui il apparaît clairement que la majorité des êtres humains vivent présentement sous l’égide de démocraties autoritaire ou totalitaire.
Au fond, rien d’étonnant à cela : comme toutes les figures fondatrices des systèmes politiques le Peuple est une fiction, et sa souveraineté un postulat. La seule question qui vaille est de savoir si et pourquoi les moteurs profonds des sociétés modernes -qui, à partir du modèle occidental, sont tendanciellement « individualistes de masse » (le « réseau social » en est la plus pure expression)- continueront à trouver plus d’avantages que d’inconvénients à s’auto-définir comme démocratiques.
Pour aller + loin
- Pascal Ory sur France Inter dans Une semaine en France, à propos de son ouvrage Qu'est ce qu'une nation ?
- Pascal Ory sur le site de l'Académie Française
- Les crises de la démocratie, avec Marcel Gauchet (captation sonore d'une rencontre aux Champs Libres en 2016)
- Gouverner la France, un défi permanent avec Mona Ozouf et Michel Winock (captation sonore d'une rencontre aux Champs Libres en 2022)