Conversation avec Julie Hascoët
Entretien réalisé à l'occasion de l'accueil de la série Murs de l'Atlantique aux Champs Libres, dans le cadre de l'exposition Pas sommeil, la fête dans tous ses états (du 11 juin au 18 septembre 2022) portée par Les Champs Libres avec le Musée des Beaux-arts de Rennes et le Frac Bretagne.
Propos recueillis par Antoine Blanchet, le 14/09/2022
J'aime bien l'idée de dire que je crée des discours visuels.
En 2021, vous étiez lauréate de l'appel à participation lancé par le Musée de Bretagne "photographier le confinement". Votre contribution, qui est rentrée dans nos collections, prenait la forme d'une photo accompagnée d'un texte. Pourquoi avoir choisi cette forme ?
Cela m'est venu assez intuitivement : je crois que la photographie ne se suffisait pas elle-même. C'était une jolie photo, mais cela ne m'intéresse pas de faire de jolies photos. Je travaille beaucoup sur les agencements, que ce soit pour opérer des dialogues d'une image à l'autre, faire des montages dans des éditions ou des installations. J'aime qu'il y ait plusieurs médiums, qu'il y ait du sens qui se produise entre différents éléments.

Photo : Julie HASCOËT, Le sens du périmètre, Brest, 8 avril 2020 | Tous droits réservés

Dans une époque saturée d'images, qu'est-ce que c'est pour vous d'être photographe ?
J'ai vraiment du mal à me dire photographe, même si j'utilise l’image. Je suis assez critique par rapport à cette overdose visuelle dans laquelle on baigne. J'ai l'impression que la photo a pu devenir beaucoup plus un élément de comm' et de manipulation - notamment à travers Instagram - que quelque chose de poétique à part entière. Je photographie peu, je suis dans une économie de l'image.
Il me semble avoir lu, dans un article d’André Gunthert, théoricien de l’image, une remarque qui disait qu'on est dans une époque où l'image est devenue un alphabet à part entière, un élément de vocabulaire, mais que pour autant, tout le monde n'est pas écrivain. Même si tout le monde produit des images, cela ne fait pas non plus de toute personne un photographe. C’est un élément de langage.
J'aime aussi l'idée de dire que je crée des discours visuels : l'agencement des photos produit du sens. C'est comme la poésie, où c'est la mise en confrontation ou en dialogue des mots qui vient produire un sens.
Vous avez photographié des freeparties dans la série Le mur de l'Atlantique. Comment avez-vous voulu capter ces moments de fête ?
Depuis que je pratique la photo, je me suis intéressée aux temps étirés ou suspendus. Je crois que la photo s'y prête bien, car elle comprend différentes temporalités en elle-même. Quand j'ai commencé ce travail sur la fête, j'ai voulu éviter tout ce qui était déjà attendu. On pourrait se dire que je photographie les à-côtés… Mais la free party, c'est tellement une expérience longue et abrutissante, que tout ce que l'on se représentait comme satellitaire ne l'est pas vraiment : par exemple, l'espace du parking est intégré à l'espace de la fête, parce que tu peux pas discuter devant un mur (le volume sonore est hyper fort). Tous ces temps d'errance, de relâche, de fatigue, de discussions dans les véhicules et de danse, c'est la fête.



Murs de l’Atlantique, 2015 © Julie Hascoët
Le clip 1994 de Maud Geffray, propose une autre vision de la rave, un regard très différent sur cette même réalité. Comment aviez-vous perçu ce témoignage ?
Le clip de 1994 est basé sur des images de Christophe Turpin, tournées durant la rave de 1994 et Maud Geffray est allé les piocher pour son clip. La différence fondamentale, c'est que cela se passe en 1994, avant tout le mouvement hyper répressif.
On était vraiment au début de la culture rave en France et on n'était pas sur des sonorités hardcore, des consommations violentes. Il y a eu un basculement vers quelque chose de beaucoup plus dur par la suite. Depuis, la figure du fêtard est traitée comme celle du manifestant, de l'anarchiste, à savoir une figure de terroriste.
Alors oui, l'ambiance de 1994 diffère de celle de mes images… Mais cette ambivalence, ça m'intéresse aussi. Car la fête elle est fascinante - et notamment la free party - dans sa violence, dans la liberté que les gens prennent et de ce qu'ils en font. Ça dit vraiment un état de la société : la société et la fête ne sont plus les mêmes entre 1994 et maintenant, et ce n'est pas rien de le montrer.
Malgré ce contexte très dur, il y a une vraie douceur dans le regard que vous posez sur vos modèles.
Je ne les fais pas poser. Souvent je suis en train de discuter avec des gens, avec l'appareil autour du cou et hop ! sur un moment de relâche, je fais la photo. C'est toujours plutôt naturel, moins une question de technique que de moments choisis. Je cherche tout de même une homogénéité dans les lumières et à ce qu'il y ait une douceur qui traverse toutes les scènes ou les corps photographiés.
Quelle est la fête idéale pour vous ?
Il n'y a pas de fête idéale (rires). La fête, elle est idéale quand elle est inattendue, spontanée. C'est un karaoké improvisé après un apéro qui dure jusqu'à 6 heures du matin, c'est le moment où tu te retrouves avec 15 copains à faire une baignade tout nu et où quelqu'un ramène un ghetto-blaster, c'est quand tu vas dans la rue et que la rue est à toi et que tu mets un bazar pas possible... Ce sont de vrais surgissements. La fête, c'est un dépassement, un chamboulement du réel et une fracture dans la vie quotidienne.
Auriez-vous des conseils de lecture, de visionnage pour les lecteurs ?
- Sermons radiophoniques de Hakim Bey
Pour lui rendre hommage, car il est décédé à la fin du mois de mai. Il a aussi écrit Zone Autonome Temporaire : c'est presque un cliché par rapport à la fête, mais cela reste un bon point de départ pour découvrir son œuvre qui est très passionnante.
- Free party de Guillaume Kosmicki
Un gros livre ! Qui compile de nombreux témoignages, c’est à lire car ça retrace l'histoire de ce mouvement, du moins à ses débuts en France.
- Techno, le son de la technopole de Pièces et main d'œuvre
Leur thèse s'attache à montrer à quel point la techno ou les musiques électro sont liées à l'essor des technopoles, de la technocratie, cette volonté de tout contrôler, un peu comme une sorte d’avilissement ou de dégradation totale de la société et de l'être humain. Cette critique est intéressante car moi aussi, c’est ce qui me fascine, ce côté "devenir machine"… Bon, ils y vont fort – même si je trouve ça très bien (rires).
- Bunker Archéologie de Paul Virilio
Un incontournable, pour ce qui est de la question des bunkers.
Pour aller + loin
- QUEUDRUS Sandy, « La free-party. Le corps sous influence, ambiance, lieux et scansions », Ethnologie française, 2002/3 (Vol. 32), p. 521-527
- Le site internet de Julie Hascoët : www.experiments.fr/
- Julie Hascoët sur Instagram
- L'ouvrage Terres et Territoires de Julie Hascoët