Vincent Sévellec est un ancien opérateur de production à ST Microelectronics. En 2003 et 2004, avec de nombreux ouvriers, il mène un combat contre la délocalisation de son savoir-faire. Retour sur ces mois de lutte.
1963. La Fairchild Corporation, compagnie américaine qui travaille dans différents secteurs tels que l’aéronautique et les semi-conducteurs, décide de s’implanter dans l’Ouest de la France. Pour le site de Rennes, l’usine s’installe dans l’actuel quartier Italie. En 1966, elle déménage sur un terrain du Blosne qui n’est, à l’époque, qu’un établissement en pleine campagne. Les seuls voisins sont les « maisons des Castors » au Nord et les prairies à vaches aux alentours.

Compléments sur cette image. Dans les collections : http://www.collections.musee-bretagne.fr/ark:/83011/FLMjo319912
Les composants électroniques qui sont confectionnés dans l’usine rennaise font partie de la technologie 2 pouces. Ce sont des semi-conducteurs, un type de matériau essentiel dans le domaine de l’électronique moderne qui, comme son nom l’indique, peut conduire l’électricité dans certaines conditions et mais aussi l’isoler dans d’autres. Dans ce secteur, une bataille constante de brevets et de secrets de fabrication se joue. L’objectif est : « Toujours plus vite, toujours plus petit, toujours plus rapide ». Même si l’usine tourne 24 heures sur 24, les plaques de siliciums repassent souvent vers les mêmes postes pour rajouter des « couches » de technologie supplémentaires. En moyenne, il faut 28 jours pour fabriquer une puce électronique.
Une vraie complicité existe entre toutes les strates de l’usine : de l’opérateur à la direction, tout le monde a alors son mot à dire pour résoudre les problèmes. L’union fait la force, ce n’est pas un mythe mais une réalité du quotidien. Certaines opératrices connaissent tellement leurs équipements qu’elles sentent venir les pannes, parfois elles les réparent elles-même. Résultat : fluidité dans la production, une forme d’amour du métier comme un artisan sur son ouvrage.
Les salariés aiment leur usine, et souvent font rentrer leurs enfants pour les jobs d’été. De fil en aiguille, ils finissent par rester. De même, de nombreux couples se forment. Dans les années 1970, la ville de Rennes se développe et grignote assez rapidement la campagne environnante : c’est la ville-archipel. Les tours grandissent et certains salariés s’installent à deux pas de leur lieu de travail, dans le nouveau quartier du Blosne.

Compléments sur cette image. Dans les collections : http://www.collections.musee-bretagne.fr/ark:/83011/FLMjo354452
Durant toute cette période, des fluctuations de productivités préfigurent déjà les cycles mondiaux de crises et de surproductivités. Fairchild fait place à la société SGS, SGS France, puis SGS Thomson. Plus tard, avec les changements d’actionnaires majoritaires, la nouvelle enseigne sera STMicroelectronics SA, dont le siège social se trouve à Paris Montrouge et le siège international à Genève.
Août 2003, une annonce comme une déflagration
Le 23 août 2003, la direction de STMicroelectronics décide de fermer son site rennais du Blosne. Les raisons invoquées : la concurrence avec le marché asiatique et le coût salarial trop élevé en Europe. Même si la technologie utilisée est classifiée comme mature, elle reste extrêmement performante sur le site breton. Les salariés – 429 en 2004 – habitent dans les tours voisines de la ZUP Sud pour bon nombre d’entre eux. On trouve ainsi beaucoup de familles dans les cinq équipes qui font vivre le site 24 heures sur 24.
Les débuts du combat
Le 3 septembre, la lutte commence : un premier convoi de salariés file vers Paris-Montrouge, siège social parisien du groupe pour manifester son mécontentement.
Le 27 septembre, un grand rassemblement de près de 4500 personnes a lieu place de la mairie à Rennes : Edmond Hervé, maire de Rennes, exprime sa colère vis-à-vis de cette fermeture, après toutes les subventions et moyens que la Ville a octroyés au site rennais, dont une toute nouvelle unité de traitement des eaux fluorées qui n’est même pas encore mise en fonctionnement.
27 octobre, nouvelle manifestation devant la préfecture de Région cette fois. Seul le président du département, Marie-Joseph Bissonnier, vient à la rencontre des salariés. Sa phrase « Cessez de gesticuler » ne passe pas auprès des ouvriers. Dès le lundi, un journal des salariés paraît sur les panneaux d’informations syndicales intitulé « Le gesticuleur ». Il informera les différentes équipes des actions réalisées et à venir.
Le 5 novembre a lieu une action symbolique et forte : l’enterrement devant les bureaux de la direction du TQM (Total Quality Management) de l’ensemble des trophées internes au groupe, qualité et rendements principalement, reçu par Rennes.



Une lutte qui s’installe
Bon nombre de jugements de tribunaux d’instance ont été rendus durant les neuf mois de conflit, principalement en référé puis en appel à Rennes et à Nanterre. À chaque fois, un stand de galettes-saucisses est implanté aux pieds des tribunaux.
L’un de ces jugements est même une première en France : le juge ne comprenant pas pourquoi la mise en place d’une tente devant l’entrée principale de l’usine n’empêchait en rien l’entrée des livraisons – et donc l’activité du site – le tribunal se déplace sur place pour se rendre compte de la situation. C’était le 15 décembre 2003 et la tente pu rester…

Cette tente de l’armée, plus qu’un symbole, est alors un point de rassemblement des salariés, des habitants, et même des forces de l’ordre le soir du Nouvel An. On y trouve une télévision, un frigo, des cafetières, un canapé, des tables et des chaises… Elle est installée le 18 novembre 2003 et restera presque un an en place. Durant tout l’hiver, une équipe est chargée d’alimenter le brasero grâce à du bois coupé près de Saint-Gilles, bois offert par un propriétaire.
Les déplacements au siège parisien se font plus fréquents quand les procédures liées aux licenciements se multiplient. La colère augmente, et la réponse sécuritaire aussi, de manière disproportionnée. De deux à trois véhicules de police en septembre 2003, c’est 15 fourgons de CRS et huit cars de gardes mobiles qui attendent les employés à Montrouge le 8 mars 2004. Soit 300 forces de l’ordre pour 150 salariés. Le périphérique parisien est même bloqué afin de les escorter vers le chemin du retour à Rennes.
Le plan de licenciement fait monter la tension
Le 19 janvier 2004, le comité d’entreprise ouvre le Livre IV du plan de licenciement pour trouver une sortie en interne des salariés (mutations). C’est un point de non-retour pour tous. Le directeur du site est retenu contre son gré et devra être évacué par des CRS venus du Mans. L’information de leur venue a fuité, les salariés étaient au courant. Le lendemain, le site est interdit à tout le personnel. Toutes les actions se feront désormais à l’extérieur.
Le 22 janvier, le directeur des ressources humaines est placé en arrêt maladie et remplacé par un spécialiste dans les fermetures de sites. Lui, tout comme le directeur du site, sont escortés de gardes du corps durant plusieurs mois.
En février, STMicroelectronics tente de trouver des repreneurs, sans succès. Pire, une visite de représentants asiatiques passe mal chez les salariés. Si les composants chinois sont moins chers, pourquoi viendraient-ils s’installer en France ?
Le 8 mars, ouverture du livre III du plan de licenciement à Paris, pour les dédommagements, reclassements : la colère atteint son paroxysme. Dès la descente des cars, les 150 salariés sont parqués dans une zone de la chaussée où ils devront rester. C’est sans compter sur leur ingéniosité et leur détermination : se sachant surveillé et attendu, un petit groupe s’est exfiltré en dehors du dispositif et apporte tous les éléments pour tenir le « siège ». Ce jour, les CRS montreront leur force plus que de normal.
Le 12 et le 15 mars, ce même livre est ouvert à Rennes. C’est à partir de là que de grands feux de pneus sont allumés dès que la colère monte d’un cran.

Le 26 avril 2004, lors d’un comité d’entreprise, le directeur des ressources humaines demande à un représentant du personnel les raisons du bruit et de l’excitation à l’extérieur de l’établissement. Celui-ci répondra simplement, « aujourd’hui mon épouse qui est salariée ici, vient de recevoir 2 recommandés. Le premier, sa lettre de licenciement pour raisons économiques, le second, une participation aux bénéfices de l’entreprise équivalant à un mois de salaire. Vous avez une réponse ? ». Pourquoi un site produisant des bénéfices devrait-il fermer ? L’incompréhension est totale.
Le 10 juin, une entreprise nantaise commence le déménagement des équipements vers le site de Singapour. Les projectiles pleuvent, les gaz lacrymogènes aussi.
Côté politique, une demande de soutien de l’état actionnaire a été demandée très tôt. Le ministre des Finances, Nicolas Sarkozy, fait savoir par son cabinet une fin de non-recevoir. Au moment où la tension monte sur le site, il devient ministre de l’Intérieur. C’est pourquoi, lors des élections régionales et cantonales de mars 2004, un groupe de salariés décide de demander des comptes au ministre lors de rassemblements électoraux. Jugés comme trublions, ils ne peuvent rentrer dans la salle de spectacle Le Liberté à Rennes, mais passent quasiment sans problème à Saint-Malo. Un membre des Renseignements Généraux a même ce petit mot : « ils m’auront tout fait » …
Tout ça pour quoi ?
En septembre 2004, dernier jugement pour une petite victoire : les intérimaires ont été reconnus comme des salariés à part entière et recevront aussi les primes et aides au reclassement.
Au final, la fermeture du site de Rennes qui devait n’être qu’un début pour le groupe international fut une fin. Aucun autre site européen n’a été touché, pire, l’action en bourse chute et met plusieurs années avant de remonter. Une des causes, le savoir-faire breton : il ne se délocalise pas. Jamais le site de Singapour, où toute la technologie a été envoyée, ne put obtenir les résultats rennais. La production à Singapour a même été abandonnée quelques mois plus tard…
Pour autant, le site rennais n’a pas intégralement fermé. Seule la partie dite « Front End », la fabrication de puces électroniques sur des disques de silicium de 6 pouces de diamètre, soit 15,24cm, a été impactée. En 1999-2000, une migration de technologie a été faite sans arrêt de production, une première dans le groupe et avec une faible baisse de production reconnu par tous. La seconde partie de l’usine, le « Back End », assemblage et test final dans les boîtiers de composants pour le domaine spatial, avec les certifications ESA et NASA indispensables pour les satellites et autres fusées, n’a pas été touché. C’est le seul site certifié en Europe. Il perdure encore aujourd’hui dans les mêmes locaux.
Ancien opérateur de production à ST Microelectronics durant 8 ans, Vincent Sévellec a vécu les événements relatés. Sa famille comptait six personnes employées dans l’usine. Il a en outre été délégué du personnel sans étiquette.
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Cet article a été préalablement publié sur blog Musée dévoilé - les coulisses du Musée de Bretagne. Son ancienne adresse est https://musee-devoile.blog/2024/08/23/metiers-de-femme-les-femmes-et-la-mer-des-professionnelles-invisibilisees/