Dans "Une société désirable", son dernier ouvrage, la sociologue Dominique Méda s'attache à démonter les idées fausses sur le travail, l’emploi, l’état-providence… Dans cet entretien avec des étudiants de Sciences Po Rennes, elle revient sur ses recherches sur le travail et ses espoirs de transfDans "Une société désirable", son dernier ouvrage, la sociologue Dominique Méda s'attache à démonter les idées fausses sur le travail, l’emploi, l’état-providence… Dans cet entretien avec des étudiants de Sciences Po Rennes, elle revient sur ses recherches sur le travail et ses espoirs de transformation du monde
Votre parcours mêle philosophie, sociologie et engagement citoyen. Qu’est-ce qui a orienté vos recherches vers le travail et les politiques sociales ?
Mon intérêt pour la question du travail est né d’un choc initial : celui entre ce que j’avais appris en philosophie — notamment l’importance du lien politique — et ce que j’ai découvert à mon arrivée à l’ENA. Là, j’ai été frappée par la place centrale accordée à l’économie, et, en miroir, par la quasi-absence de la politique au sens noble du terme. C’était la rencontre entre deux mondes : d’un côté, un monde où le lien social repose avant tout sur la délibération politique ; de l’autre, un monde dominé par l’économie, où la question du travail est envisagée sous l’angle de la production et de la consommation. Après l’ENA, mon entrée à l’Inspection générale des affaires sociales a marqué le début d’un parcours de plus de vingt ans, partagé entre le ministère du Travail et des centres de recherche sur le travail et l’emploi. C’est un sujet qui n’a jamais cessé de me passionner.
Y a-t-il une idée reçue que vous aimeriez définitivement déconstruire sur le travail ou la réussite sociale ?
Le travail a progressivement pris une place centrale au fil des siècles, au point qu’aujourd’hui, il est devenu une norme, un fait social total. Il s’agit alors de repenser la nature même du travail : comment faire en sorte qu’il ne prenne pas toute la place, qu’il reste un moyen de satisfaire des besoins essentiels tout en permettant aussi de se réaliser. En France, on souffre encore d’un certain déni sur les conditions de travail, souvent très médiocres. Cela alimente un véritable malaise au travail, encore trop peu reconnu, tant par les décideurs économiques que politiques. Il permet pourtant de mieux comprendre la violence des réactions suscitées par des annonces comme celle de la réforme des retraites.
Est-ce qu'aujourd'hui la "valeur travail" dans le cœur des français a été affectée par la crise Covid puis celle des retraites ?
À mes yeux, ce n’est pas une nouveauté issue de la crise sanitaire ; elle est un enjeu ancien, particulièrement porté par les jeunes générations. Les enquêtes montrent d’ailleurs une montée continue des attentes en matière de conciliation entre vie professionnelle et vie privée. Je ne crois pas non plus qu’il y ait eu une véritable “grosse rupture” : la DREES (Direction de la Recherche, des Études, de l'Évaluation et des Statistiques) a bien montré qu’il n’y avait pas de “Grande Démission” en France au sens d’un rejet global du travail, mais plutôt un refus des mauvaises conditions de travail. Lors de la reprise post-Covid, beaucoup de salariés ont quitté des emplois dégradés pour en trouver de meilleurs. Il n’y a donc pas de crise de la valeur du travail en tant que telle ; ce qui est rejeté, ce sont des conditions de travail jugées inacceptables.
Justement, comment humaniser le travail ?
Il devient essentiel d’ouvrir la question des conditions de travail, de libérer la parole des salariés et, surtout, de sortir du déni collectif sur la réalité du travail en France. Trop souvent, on oppose à ces constats l’idée que, dans un pays riche comme le nôtre, il ne pourrait y avoir de véritables problèmes de conditions de travail. Le problème c’est qu’on balaie aussi ces enquêtes en prétendant que les Français seraient, râleurs ou jamais satisfaits. Pourtant, certains indicateurs objectifs viennent contredire cette lecture : la France est championne d’Europe des accidents du travail, mortels comme non mortels.
En tant que jeunes, comment pouvons-nous repenser nos critères de réussite, souvent associés à l’argent, à la belle maison, au statut social ?
Avant même de transformer nos politiques, il est essentiel de transformer nos représentations : notre vision du monde, notre système de valeurs. Il s’agit de renouer avec des principes fondamentaux comme la sobriété, l’importance du collectif, la mesure. Il faut repousser la chrématistique — cette quête illimitée de profit — et redonner priorité à une économie naturelle, celle qui vise à satisfaire les besoins essentiels de la « maisonnée », au sens aristotélicien, que l’on peut aujourd’hui associer à la communauté politique. Une communauté qui, pour rester cohérente, ne doit pas être trop vaste. Aristote condamnait déjà le prêt à intérêt et le commerce déconnecté du lien humain. Il ne s’agit pas de revenir en arrière, mais de prendre la mesure des dégâts causés par notre conception moderne de l’économie.
Comment faites-vous pour rester optimiste ?
Ce qui me rend optimiste en ce moment, c’est le renversement qui s’opère au sein de l’Union européenne. On observe un regain d’intérêt, notamment chez les jeunes, alors que l’opinion publique était encore récemment assez eurocritique. On redécouvre peu à peu les intérêts et les valeurs de l’Europe. La levée du frein à l’endettement en Allemagne, par exemple, était totalement inattendue. Certes il y a des renversements d’un côté mais de l’autre on a une réaction qui ouvre un chemin d’espoir : on pourrait enfin lever les freins à une vraie construction d’une Union Européenne forte.
Une construction, donc, par la crise ?
Les prises de conscience naissent souvent dans les crises : guerres, chocs climatiques, pandémies comme le Covid… qui, pourtant, n’a pas suffi à provoquer un vrai basculement. Mais le jour où ces crises toucheront directement les gens — qu’elles soient climatiques ou géopolitiques — alors, de vraies transformations pourront s’opérer. C’est souvent dans ces moments-là que renaissent des politiques nouvelles, comme après 1945 avec l’État-providence. À l’époque, un contexte particulier avait permis l’émergence d’idées jusque-là marginales : un patronat discrédité, un Parti communiste renforcé par la Résistance… Les grandes crises font souvent surgir les grandes idées.
Dominique Méda était l'invitée des Champs Libres le 5 avril.
Écouter le podcast
Vous pouvez écouter ce podcast sur SoundCloud ou bien directement sur cette page en acceptant les cookies du lecteur.