En 2024, le Musée de Bretagne a reçu en don une proposition rare. Un drapeau bleu-blanc-rouge, fabriqué avec les moyens du bord pour être brandi à la fenêtre le 4 août 1944 lors de la Libération de Rennes, et un ensemble de 3 films de famille 8 mm, dont l'un contient des images de la ville précisément le 4 août 1944 jusqu'à la fête de la Libération du 8 mai 1945 l'année suivante. La donatrice, rennaise, Mme Monique Rouault, âgée de 7 ans au moment de la Libération, témoigne avec une remarquable précision de la vie de sa famille à Rennes durant l'Occupation et l'immédiat après-guerre.
Madame Rouault, vous êtes rennaise, où avez-vous passé votre enfance?
J'habitais avec mes parents, ma grand-mère paternelle et ma sœur un immeuble de 3 étages au 14 rue Pierre Abélard à Rennes*, jusqu'au milieu des années 1960. Ma mère, Renée Chevallier (1917-2002) et ma grand-mère Julia Chevallier (1877-1954) y tenaient l'épicerie Chevallier, une des nombreuses petites épiceries du quartier. J'allais à l'école boulevard de la Tour d'Auvergne, située en face de l'Arsenal, puis à l'école de la rue Papu à partir de 1942. Mon père Maurice Chevallier (1906-1998), chef d'atelier, assurait l'installation, l'entretien et les réparations de pétrins, fours et machines pour les boulangeries. Cette activité avait été reconnue d'utilité publique, ce qui lui a permis de ne pas devoir partir travailler en Allemagne, après sa mobilisation de 1939 à 1941. Il travaillait 28 rue Duhamel à Rennes**.
*la rue a été totalement détruite lors de la construction du quartier du Colombier
** ancienne entreprise Guibert, puis Merand
Quels sont vos premiers souvenirs de cette période particulière?
Pendant la "drôle de guerre", mon père a été mobilisé puis s'est retrouvé en zone libre. Ma mère et ma grand-mère sont donc restées seules à Rennes, à l'épicerie. Des jeunes gens faisant leur service militaire, dans la caserne quartier Foch, se sont retrouvés prisonniers des allemands à leur arrivée. Ils allaient aux halles se ravitailler avec un cheval et une charrette, surveillés par un soldat allemand. Sur le chemin, ils s'arrêtaient à l'épicerie Chevallier et certains se changeaient en civil pour aller rejoindre leur famille ou leur petite amie, tandis que deux allaient aux halles pour le ravitaillement. Le soldat allemand, qui était contre la guerre, fermait les yeux, et je me souviens que je jouais parfois avec lui. Il se cachait dans la cuisine car il disait "si on me voit, je suis bon pour le front russe !". Avec ma mère nous allions régulièrement à la gare pour guetter le retour des hommes mobilisés et celui de mon père en particulier, mais sans succès. Il est rentré un jour en 1941 et est arrivé à l'épicerie sans prévenir. Le soldat allemand était justement dans la cuisine, ma grand-mère avait eu le temps de prévenir mon père mais ce fut tout de même une très grosse surprise pour mon père d'autant que le soldat l'a accueilli avec des "Oh, Maurice est de retour !!", heureux qu'il était pour notre famille.
Comment se passait la vie quotidienne dans un tel contexte?
Durant les alertes de bombardement, nous prenions l'habitude de nous réfugier dans la cave de l'épicerie, quand ma mère criait "A la cave !". Habitant près de la caserne du Colombier, je me souviens avoir vu souvent des soldats français défiler dans ma rue dans mon enfance, et d'avoir été étonnée lors du premier passage de soldats allemands, car le bruit de leur marche était différent. Un jour, je suis allée au cinéma avec mes parents. Tandis que je jouais dans les allées, les actualités de propagande sur les avancées allemandes étaient projetées, lumière allumée dans la salle. Devant ces images, je me suis arrêtée et j'ai dit tout haut mon avis : "C'est pas joli !", les adultes ont applaudi mais mes parents sont restés discrets car des Allemands étaient dans la salle…
Votre famille tenait une épicerie, comment se passait le ravitaillement, l'alimentation ?
Je me souviens des tickets alimentaires, donnés par les clients de l'épicerie, d'ailleurs encore après la guerre vers 1947-1948, que je collais par couleur (huile, sucre, café…) sur des feuilles, pour les donner aux grossistes. Je n'ai pas souvenir d'avoir souffert de manques et je prenais même quelques morceaux de sucre pour les enfants avec qui je jouais dans la rue. Ma mère faisait un peu de charcuterie, des saucisses, qui attiraient les clients allemands… Parmi les fournisseurs, je me souviens de Courtel pour les légumes, Logeais pour l'épicerie ; le lait venait d'une ferme de Châtillon et le beurre était amené en train T.I.V. par une fermière de Saint-Thurial tous les 15 jours jusqu'à la gare place de de la Croix de la Mission, où ma mère venait chercher la motte de beurre à vélo avec une remorque. Le beurre venait aussi d'un grossiste (Lebreton, place de la Rotonde à Rennes). Le beurre était conservé dans la glacière de l'épicerie dont la glace était fournie par un marchand ambulant qui livrait directement le commerce en charrette à bras. Je me souviens que je faisais ensuite des plaquettes de beurre de poids différents selon les commandes des clients. Les conserves en revanche étaient rares et particulièrement recherchées pour l'envoi aux prisonniers par les familles. Le charbon pour se chauffer, en boulets, était rare. Le gazogène avait remplacé l'essence, ça sentait très mauvais.
Les événements de la guerre vous ont amenée à être séparée de vos parents durant un temps, quels souvenirs avez-vous gardés de ce moment particulier ?
Lors d'un voyage de la famille en Normandie pour un mariage près de la Ferté-Macé en mai 1943, nous étions partis à vélo en accrochant notamment la poussette de ma petite sœur (8h30 de route!). Nous avons eu l'information que de nouveaux bombardements étaient survenus à Rennes*. Face au danger, mes parents ont alors décidé de confier leurs filles. Pour ma part, âgée de 6 ans, je suis restée auprès d'une dame âgée, la mère Durand, à la campagne à Antoigny près de la Ferté-Macé jusqu'à l'été 1944, et ma sœur dans une famille à Amanlis (Ille-et-Vilaine). Mon père est revenu me chercher à vélo en Normandie vers le 14 juillet 1944, grâce à un laisser-passer, document que nous avons longtemps conservé dans la famille. Je me souviens du bruit des avions et des risques encourus sur la route, qui firent à un moment sauter mon père dans un fossé avec moi. Je n'étais pas effrayée : on a le ressenti que nos parents nous donnent ! J'ai rejoint ma sœur à Amanlis, où je suis restée jusqu'à la Libération de Rennes. Je me souviens qu'après plus d'un an de séparation, ma petite sœur ne me reconnaissait pas.
* sans doute ceux du 29 mai 1943
Votre don comprend un film tourné à Rennes au moment de sa Libération, savez-vous dans quel contexte il a été réalisé?
Dans la nuit du 3 au 4 août 1944, les Allemands évacuaient la ville en cours d'encerclement, non sans avoir fait sauter la plupart des ponts le 4 août vers 5 heures du matin. Mon père voulait alors filmer les destructions perpétrées mais dut attendre l'après-midi que la ville fût plus sûre pour sortir. Il réalisa un premier petit film à cette occasion, où l'on voit les images des destructions et des soldats américains arrivant dans Rennes. Les premières images sont celles de notre quartier, rue du Vieux Cours, rue de Plélo… on y voit l'enseigne de notre épicerie, rue Pierre Abélard. À un moment, on voit les prisonniers coloniaux libérés, traversant la place de la République, avec derrière eux Mme Céline Jan-Jouault, assistante du devoir national, qui était restée auprès d'eux durant leur captivité. Plus tard en 1945, le film montre la fête de la Saint-Georges, en avril à Rennes, avec des défilés d'enfants, de scouts, sur l'esplanade du Champ de Mars, j'y ai participé. On y voit encore les dégradations des bâtiments, l'école du boulevard de la Liberté sans toit, et la présence de baraquements. Et le 8 mai 1945, mon père nous a filmés avec ma famille, nous étions place de la Mairie pour la fête de la Victoire, lors du défilé des régiments.
La Libération de Rennes
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Votre père avait une caméra?
Mon père était passionné de technologie et d'innovation. Ancien électricien, il avait acheté en 1942 une petite caméra de marque Kodak au studio photographique Baglin rue de Nantes à Rennes, qu'il avait regretté d'ailleurs de ne pas avoir pour filmer le baptême de ma sœur, née en juin 1942. Il filmait et effectuait les montages sur une petite visionneuse. La caméra a été conservée par notre famille. Je me souviens que la Gestapo est venue un jour à l'épicerie, alertée par le fait que mon père réparait des postes de radio. Ils cherchaient un poste émetteur, qu'ils n'ont pas trouvé. Les deux hommes de la Gestapo sont partis.

Et quelle est l'histoire du drapeau ?
Le drapeau a été confectionné à la machine à coudre par ma mère, ancienne couturière de formation, dès le 4 août, avec les moyens du bord trouvés à la maison : un bout de ceinture militaire rouge en flanelle, un morceau de drap, un morceau de bleu de travail, un manche d'une pelle de boulanger. Il fut brandi à la fenêtre du premier étage de notre habitation, au-dessus de l'épicerie, et fut ensuite ressorti régulièrement pour les commémorations à partir de 1945. Ma mère détenait également une petite broche datant vraisemblablement de la fête de la Libération de 1945, composée de trois drapeaux (français, anglais, américain), qui est conservée dans la famille.
Comment la vie a-t-elle repris après la Libération?
Je me souviens de l'arrivée de soldats russes mais je garde peu de souvenirs des Américains, dont je manquais toujours les distributions de chewing-gums ! Je suis retournée à l'école dès la rentrée de septembre 1944. J'ai fait ma communion à l'église Toussaints quelques années après en 1947 mais je sais que ma mère eut beaucoup de mal à m'acheter des chaussures, tant certains produits étaient encore difficiles à trouver. Ma mère a tenu l'épicerie jusqu'en 1956, année où j'ai commencé à travailler. Mon père avait rénové entièrement l'habitation de la rue Pierre Abélard, que ma famille a été contrainte de quitter en 1966, en raison de l'expropriation et de la démolition du quartier pour construire le quartier Colombier. Je me souviens que nous avions été prévenus de cette expropriation à venir en 1956 par une affiche collée sur un poteau dans la rue…