Tout d’abord, est-ce un sujet ? Cela peut sembler du moins un paradoxe, car comment être vertueux quand on se doit d’enrichir les collections de manière continue ? Les acquisitions sont-elles compatibles avec les enjeux de sobriété ? Le Code du patrimoine plaçant légitimement l’enrichissement des collections des musées de France parmi leurs missions permanentes…
La question mérite toutefois d’être posée car parallèlement à la réflexion aujourd’hui plus répandue sur la consommation énergétique des bâtiments, les flux de publics, la nature des matériaux de conditionnement utilisés ou les démarches d’éco-conception des expositions, les acquisitions sont un autre levier de la transition écologique et participent de la démarche de développement durable. Comme d’autres structures patrimoniales, le musée a également une responsabilité sociétale au regard de ce qu’il décide d’acquérir et de conserver dans un monde fini.
Les musées de société ont fréquemment connu plusieurs phases d’enrichissement dans leur histoire, avec parfois un pic de croissance dans les années 1970-1980, concomitant d’une plus grande reconnaissance et visibilité auprès des publics. Correspondant à la volonté d’acquérir une culture matérielle contemporaine abondante, représentative du quotidien et alors menacée de disparition, l’accumulation est parfois exponentielle. La professionnalisation continue des équipes, l’encadrement scientifique et la définition d’orientations stratégiques rationalisent progressivement les politiques d’acquisition, jusqu’à la mise en place au début des années 2000 d’un cadre réglementaire avec le régime des musées de France, l’instauration des commissions scientifiques régionales d’acquisition et des projets scientifiques et culturels. Les musées de société acquièrent moins qu’auparavant, et pas seulement en raison de réductions budgétaires. Ils bénéficient d’une meilleure connaissance de leurs collections, due en partie à la priorité donnée au récolement et au recentrement sur la valorisation des collections existantes, et sont davantage sensibilisés aux enjeux d’ordre déontologique (recherches de provenances, rapport des professionnels des musées au marché, relations aux donateurs…). Les injonctions de sobriété actuelles constituent donc une nouvelle étape, nécessitant une analyse renouvelée de nos pratiques : comment aller plus loin? Le développement durable implique un développement, il ne s’agit donc pas de mettre un terme aux acquisitions, mais de mieux positionner les politiques d’acquisition dans une perspective de long terme, en intégrant les contraintes environnementales, sociales, économiques qui s’imposent à nous tous aujourd’hui.
Plusieurs approches pour repenser le rapport à l’acquisition
On peut aborder l’enrichissement des collections sous un angle purement technique, qui analyserait qualitativement et quantitativement l’empreinte carbone de chaque étape de la chaîne opératoire
-les transports (l’aller-voir, la prise en charge matérielle…)
-les actions de conservation préventive ou de restauration nécessaires (désinfestation, dépoussiérage, restaurations…),
-le conditionnement (la réalisation, la nature et le volume des fournitures et matériels nécessaires, et leur acheminement propre),
-la conservation : le lieu de stockage, la consommation énergétique (chauffage, climatisation…)
-l’impact numérique : mails, stockage administratif du dossier et archivage, stockage des images numérisées de l’objet…
C’est un travail fastidieux, certes, mais tout à fait possible, pouvant permettre de déterminer des ratios (le coût de conservation à l’année d’un objet en réserve sur la base de la consommation énergétique, la place sur un serveur d’un dossier d’acquisition avec ses images…). Il permet de détecter les points les plus problématiques de la chaîne d’acquisition et fournit des arguments pour améliorer les procédures. Il débouche notamment pour beaucoup de musées de société sur le constat de l’accumulation des collections existantes, de la saturation des réserves, mais aussi de l’impossibilité de gérer sereinement et en un temps raisonnable les collections, administrativement et matériellement (inventaire, récolement, numérisation, rangement…). Pour exemple, le Musée de Bretagne a massivement acquis des fonds remarquables de négatifs photographiques dans les années 1970-1980, par centaines de milliers, véritable mémoire historique et documentaire de la Bretagne, qui ne sont traités qu’aujourd’hui grâce à un chantier externalisé. Autre constat possible, le déséquilibre fréquent entre des collections pléthoriques et sous-valorisées dans certains domaines et des lacunes dans d’autres, qui amène à orienter la politique d’acquisition et à adopter une gestion plus dynamique, pour éviter aux musées de devenir, selon le terme anglais, « insoutenables ».
Une approche plus globale peut également être mise en avant, questionnant à la fois les activités et le mode de fonctionnement de l’établissement sur le long terme. Pour cela, il peut être utile de se référer au principe des « 8 R » évoqué par le théoricien de la décroissance Serge Latouche, dont certains aspects fournissent plusieurs pistes de réflexion :
- Réduire : limiter quantitativement les acquisitions, à partir d’une meilleure définition des politiques d’acquisition pour davantage de sélectivité, reprendre systématiquement les axes du Projet scientifique et culturel ou de la politique d’acquisition, les affiner, pour évaluer la pertinence des projets. Axer la politique d’acquisition sur des recherches ciblées à partir d’un diagnostic des collections et d’une feuille de route, limiter les effets d’opportunité, échantillonner les ensembles et les lots.
- Réévaluer : Revoir les critères d’acquisition des musées de France (intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique…) au profit par exemple d’une recherche de représentativité accrue, une exemplarité, un caractère exceptionnel, une utilité, une équité de période ou de génération… Hiérarchiser les critères : qu’est-ce qui est fondamental, indispensable, essentiel / par rapport à ce qui est important / à ce qui est intéressant pour les collections des musées? Le plus difficile demeure bien-sûr l’estimation de la durée de vie interprétative des objets (ce qui est pertinent aujourd’hui, dans 20 ans, dans 100 ans…)
- Reconceptualiser : Mieux évaluer le projet d’acquisition en amont par comparaison avec d’autres objets, grâce au temps long, limiter les prises de décision rapides et sans recul : conserver par exemple des modes d’acquisition proches de l’enquête-collecte, avec un objectif, une durée maîtrisée et un temps d’analyse dédié, un volume cible d’objets, englober l’opportunité d’une acquisition individuelle dans un projet plus global permettant la prise de distance
- Renoncer : aux projets d’acquisitions peu documentés, redondants, ou que l’on saura difficilement conserver dans le temps, aux matériaux non durables et exigeant des conditions de conservation complexes (au profit d’une documentation sur ces objets, par exemple). Renoncer aux projets ne permettant pas une valorisation aisée ou à moyen terme.
- Redistribuer / Relocaliser : solutionner les déséquilibres ou problèmes de répartitions entre institutions en vertu de la connaissance apportée par le récolement (vers une politique de dépôts véritablement développée à l’échelle nationale, voire de transferts de propriété…) ce qui certes n’améliore pas les problèmes de transport et de gestion des collections!
- Redynamiser la politique de gestion des collections : trier pour une gestion responsable des collections (les objets difficilement restaurables, les collections inscrites indûment à l’inventaire et pouvant rejoindre les catégories de la documentation, des fonds d’archives ou de bibliothèque, les collections non inventoriées mais conservées de fait au musée depuis longtemps sans régularisation… Introduire l’impermanence relative des collections, dans le respect de l’inaliénabilité réglementaire.
Expérimenter sans attendre une méthode en quelques questions simples
Le plus ardu demeure la reconnaissance d’une sobriété comme facteur positif, et non comme échec ou contrainte. Il convient donc de continuer à acquérir, mais sans présupposer l’expansion indéfinie des collections, de développer les collections dans des limites davantage identifiées. Pour cela il peut être proposé très concrètement, quelques questions simples à retranscrire dans une grille d’analyse préalable au projet d’acquisition, à l’instar des procédures déjà pratiquées par de nombreux professionnels :
- Se donner toujours quelques jours pour juger du bien-fondé de l’acquisition, même en cas de vente publique (pas d’emportement!)
- L’objet est-il en bon état? Que dois-je déployer pour le maintenir en bon état (budget, compétences, moyens…)?
- L’objet est-il aisé à conserver? (gabarit, matériaux, espace de stockage existant…)
- Vais-je pouvoir l’inventorier rapidement, facilement? Ou en combien de temps?
- Puis-je donner 5 exemples de mise en valeur possible de l’objet dans des projets d’exposition, de médiation, de recherche? (en gardant à l’esprit l’évaluation de sa pertinence à court/moyen terme, de sa représentativité, de sa polysémie…)
Ces quelques pistes sont bien-sûr à éprouver, pour alimenter la réflexion sur ces enjeux importants. Face à la nécessité indéniable, pour les musées, de continuer à exercer leurs missions fondamentales, ils constituent une proposition pour définir une autre éthique de l’acquisition, mais demeurent bien-sûr à nourrir de tout un faisceau d’inventions, incluant notamment la place et le rôle des citoyens dans ces processus d’enrichissement des collections.
Quelques lectures
- « Faire décroître les collections pour le patrimoine du futur » (De-growing museum collections for new heritage futures, Traduction de Shayne Garde-Girardin), Jennie Morgan et Sharon Macdonald, 2020, https://doi.org/10.4000/culturemusees.6373
- « Muséologie et décroissance », Serge Latouche, La Lettre de l’OCIM, 196, 2021, https://journals.openedition.org/ocim/4440
- Dossier OCIM n°196, 2021 : https://ocim.fr/lettre/lalienation-des-collections-museales-en-question/
- « Collecting strategies now! », François Mairesse, in Encouraging Collections Mobility, a Way forward for Museums in Europe, 2020
- « Expérimenter le tri. Une nouvelle dynamique de gestion des collections au musée de Bretagne », Manon Six, Lettre de l’Ocim, 2021 : https://journals.openedition.org/ocim/4414
- « Les musées en quête de localisme », Isabelle Manca-Kunert, Journal des Arts, 15 novembre 2022, https://www.lejournaldesarts.fr/patrimoine/les-musees-en-quete-de-localisme-163138
Captation soirée débat ICOM « Peut-on encore acquérir? » (aspects éthiques et déontologiques) : https://www.icom-musees.fr/ressources/peut-encore-acquerir