Risquer une distribution de tracts aux abords de Citroën-La Janais, bastion du SISC-CFT : un film inédit – Partie 2

Écrit par : H. Melchior

Licence : CC BY-SA

Publié le : 27/06/24

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Chaîne de montage de l’Ami 8 à Citroën-La Janais, Créations artistiques Heurtier, 1969 – CC BY-NC-ND – Collection Musée de Bretagne, Rennes

Hugo Melchior est né à Rennes en 1987. Il est chercheur indépendant en histoire politique contemporaine. Auteur de travaux (articles dans des revues à comité de lecture, chapitres d’ouvrages, tribunes dans le Monde) sur les extrêmes-gauches, les grèves étudiant-e-s mais aussi Albert Camus et Messali Hadj, il a déjà publié, cette année, pour le blog « Musée dévoilé », un article sur la grève active et mémorable des salariés, notamment des jeunes caissières, intervenue en septembre 1975, à l’hypermarché Mammouth de Rennes.

Dans cet article en deux épisodes, il analyse un film de 1975 réalisé par Contraste, collectif rennais de vidéastes amateurs militants, conservé au Musée de Bretagne : « Distribution de tracts devant Citroën ».

Risquer une distribution de tracts aux abords de Citroën-La Janais, bastion du SISC-CFT : un film inédit

Le jeudi 13 mars 1975, donc, les militants CFDT se positionnent au carrefour à feux sur la D837, situé à quelques centaines de mètres d’une des trois entrées de Citroën. Ils entendent profiter des feux de signalisation obligeant les voitures et les cars de ramassage à marquer l’arrêt. Cette opération s’apparente aux diffusions organisées, parfois la nuit, parfois en plein jour, par l’organisation maoïste, Rennes Révolutionnaire, seule organisation « gauchiste » à se prévaloir d’avoir des militants implantés dans l’entreprise : Philomène, cariste dans l’atelier ferrage, Jacques Marolleau et Daniel Lemoine. Ce dernier, après avoir « boycotté » pour des raisons politiques le baccalauréat avec une bande de copains inscrits, comme lui, au lycée de l’Assomption à Rennes, parvient à se faire embaucher à Citroën en mai 1974. Il passe sous les radars de la direction qui, pourtant, comme elle le fait régulièrement pour s’assurer de la bonne moralité de la main-d’œuvre et séparer en amont le bon grain de l’ivraie, enquête sur lui. Des « sergents recruteurs » sont allés interroger son épicière à son sujet. Il a adhéré en 1976 à une CGT qui ne compte plus que… six adhérents.

Si les visages de ces militants syndicaux ne sont pas familiers aux salariés qui viennent relayer leurs collègues ce 13 mars 1975, ces derniers constatent, au vu de leur tenue de travail, qu’ils sont, dans leur grande majorité, des salariés de Citroën. Mais s’il s’avère qu’ils sont eux aussi de « Citron » – la preuve en est qu’ils portent l’inscription « Citroën » dans le dos –, ils ne travaillent ni à La Janais (où les bleus de travail sont frappés du sigle « RJ » pour « Rennes Janais », ce que les ouvriers traduisaient familièrement en « Repris de Justice »), ni à la Barre Thomas, l’autre site de la marque inauguré en 1953 (siglé « BT » sur les bleus de travail) et qui marque le début de la plus grande opération de décentralisation industrielle en France. Ils font en effet partie de la centaine de salariés qui embauchent le matin au Garage Citroën de Rennes-Saint-Grégoire. Celui-ci comprend une cinquantaine d’ouvriers et une dizaine de vendeurs. Or, anomalie dans l’univers cage d’acier de Citroën, 45 salariés ont décidé, ce 13 mars 1975, de cesser collectivement le travail pour une durée de quarante-huit heures.

Garage Tomine à Saint-Grégoire, Créations artistiques Heurtier, 1967 – CC BY-NC-ND – Collection Musée de Bretagne, Rennes

La raison ? Deux licenciements, ceux d’un ouvrier mécanicien et d’un réceptionniste, dont l’un est délégué syndical, pour « faute professionnelle grave ». Ces décisions discrétionnaires de la part de la direction ont été jugées disproportionnées par la CFDT, seule organisation syndicale présente dans ce Garage. Il doit être précisé, que, depuis 1973, à La Janais, la CFDT a cessé de se présenter aux élections de délégués du personnel et du comité d’entreprise. Elle n’a plus de structure syndicale, seulement quelques adhérents. En dehors de Force ouvrière dont la section est créée début 1975, seule la CGT, malgré le harcèlement moral de ses militants identifiés et les licenciements brutaux de certains, dont celui emblématique de Yannick Frémin en décembre 1966 qui suscita un émoi à Rennes, parvient à résister. Quoique très coûteux pour ses militants, elle maintient une activité et une présence à drapeau déployé à chaque scrutin bien qu’elle les jugea complètement frauduleux et dévoyé, à l’image de ce qui existait à Citroën d’Aulnay-sous-Bois comme l’a démontré l’historien Vincent Gay parlant à leur sujet en termes d’« élections sous contrôle » [1]. Aussi, si ses scores faméliques ne reflétaient sans doute pas son réel poids dans l’entreprise (elle ne cessa de faire référence aux excellents scores obtenus par la CGT et la CFDT en septembre 1965 lors des seules élections « libres » à Citroën, selon elle), il n’en demeure pas moins qu’on ne peut disconvenir que le SISC-CFT disposa, dans ces années 1970, d’une vraie base sociale dans l’entreprise.

Comme l’a démontré le chercheur Pierre Muxel, le consentement des salariés ne saurait s’expliquer uniquement par le système de coercition bridant et brimant le personnel sous surveillance constance. Si le syndicat hégémonique parvient à se constituer une telle clientèle électorale sur le long terme, c’est aussi par sa faculté à se montrer attentif et arrangeant, à saisir au plus près les doléances et les attentes labiles, personnelles et sociales des travailleurs, mais aussi à faire pression sur la direction, comme en mars 1974, lorsqu’il revendique, sans jamais évidemment recourir à l’arme de la grève, dans un contexte de forte contraction de l’activité, à l’instar de la CGT, une indemnisation intégrale des jours chômés et l’augmentation de la prime de transport.

Une distribution de tracts anodine, qui se révèle être un puissant révélateur de ce qui fait problème à La Janais depuis une décennie

Après ce qui s’est passé à Saint-Grégoire, la CFDT  réagit contre ce qu’elle caractérise comme une atteinte grave aux droits des salariés. Ainsi, outre cette grève carrée de quarante-huit heures suivie par la moitié du personnel du Garage, qui constitue déjà un événement en soi, elle entend rendre publique cette affaire révélatrice, selon elle, des « méthodes Citroën », en allant interpeller par voie de tracts leurs collègues de La Janais.

Toutefois, il n’est pas question de dénoncer seulement le management autoritaire d’une direction connue pour être hostile aux syndicats dont les revendications comme le répertoire d’actions nuiraient, selon elle, à l’entente constructive du personnel salarié et des décideurs, mais de dévoiler l’attitude agressive des membres du SISC-CFT. Détestant le pluralisme syndical dans les entreprises devenues leur chasse gardée, ils entendent rendre la vie impossible aux militants syndicaux stigmatisés et amalgamés dans ce qu’elle considère relever dans le monde du travail de la « subversion marxiste » honnie.

Les syndicalistes participant à cette opération spectaculaire de diffusion de tracts sont peu nombreux, surtout si on compare leur nombre, une quinzaine, aux forces militantes engagées lors des distributions de tracts anti-CFT planifiées et « armées » par les militants de la section rennaise de la Ligue communiste (LC) à trois reprises au cours de l’année 1971 (1er avril [2], 13 mai [3] et 15 septembre [4]). Pour dénoncer la « terreur CFT », qualifiée dans le tract distribué ce 1er avril de « syndicat bidon » et de « vrai visage du fascisme », tout en limitant les risques, deux d’entre elles ont été organisées avec le concours d’une partie du Service d’ordre central (SOC) de l’organisation trotskiste. Plusieurs membres de la direction politique de ce dernier (Romain Goupil, Michel Angot, Olivier Martin, Alain Cyroulnik, Michel Recanati) firent le déplacement en Bretagne, tandis que c’est Pierre-Yves Salingue qui était chargé du service d’ordre à Rennes. A contrario, les militants CFDT, en ce jeudi 15 mars 1975, ne sont pas armés, munis que de leur matériel militant tandis qu’aucun service d’ordre n’est présent pour assurer l’autodéfense des diffuseurs.

Ceux-ci se doutent qu’ils ne vont peut-être pas demeurer seuls longtemps. En réalité, ils espèrent bien ne pas le rester. Ils comptent être rejoints par ceux dépeints régulièrement comme les « nervis » du SISC-CFT. Cette distribution a aussi pour fonction d’appâter ces derniers : en se montrant à proximité de l’entreprise, les militants de la CFDT désirent obliger les membres du SISC-CFT, une fois alertés, à sortir de l’usine et donc à se dévoiler. Ainsi, anticipant la possible intervention coercitive de ceux qui forment cette « police interne », véritable maillage de la surveillance au sein de l’entreprise, ils ont contacté les jeunes vidéastes du collectif « Contraste » dont le père d’un des membres, ancien militaire de carrière, travaille à Citroën en tant que responsable de la gestion des cars de ramassage.

Une distribution de tracts à l’usine Citroën La Janais

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Au bout de quelques minutes, les militants de la CFDT aperçoivent des cadres de l’entreprise arriver en voiture, en sortir, avant de se diriger vers eux. Rapidement, ils sont une bonne trentaine à venir au contact des syndicalistes. Même en plein jour devant témoins, ces deniers restent prudents : ils savent qu’ils ne sont pas du tout les bienvenus à Citroën, et ils connaissent le passif du SISC-CFT depuis 1968 aux abords de l’usine, comme à Rennes. En effet, ses membres ont démontré à maintes reprises qu’ils ne répugnaient pas à user de violence contre les organisations syndicales et politiques réputées hostiles, si ces dernières s’aventuraient sur leur territoire : s’ils y viennent, c’est à leurs risques et périls. Le 11 février 1971, ce sont des militants de l’organisation marxiste-léniniste, Rennes Révolutionnaire [5], en train de diffuser en fin de journée, vers 23 h 30, un tract aux trois principales entrées de l’usine qui furent « assaillis » par des « commandos » du SISC-CFT, la voiture d’un des dirigeants du groupe maoïste, Albert Giovanneli, fut retournée et incendiée. Un mois plus tard, le 10 mars 1971, ce sont des représentants de la liste Rennes socialiste, dont le futur maire de Rennes, Edmond Hervé, qui sont violemment agressés par une vingtaine d’hommes. Ils sont molestés et arrosés avec de l’huile de vidange, alors qu’ils étaient venus distribuer des tracts anti-CFT aux salariés de Citroën à la veille du premier tour des élections municipales. Si le préfet, Olivier Philippe, a persisté à considérer qu’« il n’y avait pas de problème Citroën », faisant ainsi fi des interpellations d’une délégation de responsables socialistes scandalisés, le tribunal de grande instance condamne un des deux membres de la maîtrise inculpés à quatre mois de prison avec sursis.

Cette fois-ci, les membres du SISC-CFT ne cherchent pas à mettre fin brutalement à la distribution de tracts en cours. Mais s’ils n’entravent pas les militants syndicaux, en revanche, par leur présence remarquée, ils entendent bien dissuader les salariés d’accepter les tracts proposés. Constatant l’objectif de la caméra et de l’appareil photo braqués sur eux, ils se retiennent, mais eux aussi photographient autant les syndicalistes que d’éventuels salariés de l’usine qui s’aviseraient à prendre un des tracts. Cela serait déjà trop aux yeux du SISC-CFT, car cela serait perçu comme un acte de défiance envers eux et la direction de Citroën, une forme d’insubordination qui équivaut à une faute professionnelle dont l’auteur pourrait devoir rendre des comptes dans les jours qui suivent dans le bureau de l’agent de secteur, véritable DRH d’atelier. Les syndicalistes ne répondent pas aux commentaires peu amènes des membres de la maîtrise. Ils poursuivent leur distribution de tracts jusqu’à ce que le flux de voitures se tarisse, puis repartent.

L’opération risquée a duré une heure, elle fut un succès : des centaines de salariés ont été informés du sort de leurs deux collègues licenciés, tandis que ce petit film, qui sera par la suite montré en Bretagne et en France via un réseau de diffusion, illustre parfaitement les discours de celles et ceux qui, depuis des années, s’élèvent contre le « système Citroën » et un de ses piliers : l’intolérance viscérale des membres du SISC-CFT à l’endroit de toute forme d’expression syndicale et politique qui refuserait de se plier à leur vision de l’entreprise.

  • [1] Vincent Gay, « Contestation et apprentissage, ou l’entrée en citoyenneté des ouvriers immigrés (Talbot-Citroën, 1982-1983) », Critique internationale, 2020/2 (n° 87), p. 82.
  • [2] L’opération millimétrée mobilisa entre 70 et une centaine de militant-e-s et sympathisant-e-s rennais et parisiens. Ce 1er avril 1971, arrivés dès 4h45, sur le parking principal devant l’entrée de l’usine, des « groupes de diffusion » allèrent distribuer les tracts aux ouvriers arrivés en car ou en voiture, tandis que les « groupes de protection », ordonnés par le dirigeant local, Pierre-Yves Salingue, armés de barres et de cocktails Molotov se positionnèrent devant l’entrée pour dissuader toute intervention de la maîtrise. Les militants trotskistes purent se replier sans encombre, avant de revendiquer dans leur presse et par voie de tracts ce coup d’éclat, véritable précédent. Le succès rencontré valut à la LC et à ses militants un prestige certain. La SISC-CFT  fut tenu en respect. Il se fendit d’un communiqué, le 6 avril, publié dans Ouest France dans lequel, après avoir dénoncé sans ambages ces « jeux dangereux », elle mit en garde les « provocateurs qui ne connaissent rien aux problèmes des travailleurs de Citroën et viennent troubler l’ordre dans l’entreprise ».
  • [3] En réaction à l’agression physique d’un militant CFDT, le 1er mai 1971, rossé en pleine nuit par des membres du SISC-CFT, route de Nantes, la direction de ville de la LC réédita sa « performance » du 1er avril 1971. Ainsi, le 13 mai, sans le concours du SOC retenu à Paris pour préparer le centenaire de la Commune de Paris, cinquante membres de la Ligue se massèrent, vers 23h25, devant le poste de gardiennage Ouest de l’Usine de La Janais, tandis que les milliers d’ouvriers, ayant terminé le travail à 23h15, étaient pressés de regagner les cars. La majorité des militants trotskistes casqués étaient armés de longs tubes et de barres de fer, protégés par des couvercles de  poubelles en matière plastique. Tandis que ces derniers affrontaient des membres du SISC-CFT qui, cette fois-ci, étaient décidés à réagir à cette nouvelle « provocation », un fourgon tôlé Citroën fut lancé contre les militants trotskistes obligés de se replier en catastrophe. Inculpés au titre de la loi « anticasseurs », trois jeunes militants de la LC blessés dont un manquant de perdre un œil, furent jugés le 15 février 1973 et condamnés à des peines de prison avec sursis.
  • [4] En ce jour d’élections professionnelles à Citroën, à 4h20, la section rennaise de la Ligue communiste, avec cette fois-ci l’aide du SOC, organisa une distribution spectaculaire de tracts pour appeler les salariés, se rendant au travail, à voter en faveur de la CGT. Ce sont quarante à cinquante militants qui bloquèrent les cars de ramassage au niveau d’un passage à niveau de Rennes-Saint-Jacques, situé à proximité de l’entrée nord de l’usine Citroën. La barrière fut abaissée et cadenassée, tandis que des grilles avec des clous furent déposées sur la voie. Des groupes de militants casqués et munis de cocktails se préparaient à une nouvelle intervention du SISC-CFT, comme le 13 mai 1971, pendant que d’autre militants remontaient d’un pas pressé la colonne des cars, montant même à l’intérieur, pour distribuer aux ouvriers les tracts anti-CFT. Comme le 1er avril 1971, l’opération se déroula sans aucun incident.
  • [5] Née en octobre 1970, l’organisation maoïste, Rennes Révolutionnaire, qui en 1972, décida de prendre pour appellation celle de son organe de presse bimensuel, Drapeau rouge, aurait compté, en 1975, selon les RG, une trentaine de militants à Rennes. À partir du début de l’année 1971, elle se distingua au sein du champ politique radical en entreprenant une ambitieuse politique d’établissement. Pour ce faire, nombre de ses militant·e·s interrompirent volontairement leurs études supérieures pour aider directement à la politisation et à l’auto-organisation des ouvrières et des ouvriers sur les lieux de travail. Cette présence politique dans le salariat lui permit d’exercer une « influence notable », dans certains conflits du travail locaux comme lors de la grève très médiatisée à l’entreprise Pouteau en octobre 1971 ou pendant la longue grève des ouvrières de la SPLI en 1978.

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Cet article a été préalablement publié sur blog Musée dévoilé - les coulisses du Musée de Bretagne. Son ancienne adresse est https://musee-devoile.blog/2024/08/23/metiers-de-femme-les-femmes-et-la-mer-des-professionnelles-invisibilisees/

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