Durant les Dialogues Européens, s'ouvre un espace de débats et de témoignage sur l'Europe face à la guerre. Mais à Rennes, comme à travers toute l'Europe, c'est au quotidien que s'écrit l'histoire du continent, notamment par les jeunes.
En partenariat avec l'IEJ Mediaschool de Rennes, des portraits inédits de jeunes étrangers étudiants en France dessinent une autre face d'un dialogue européen, entre rêves, espoirs et lucidité.
Par Brice Bertho et Rafael Jamots
Originaire de Kiev, Viktoriia Lukashuk, âgée de 25 ans, a quitté l’Ukraine il y a quatre ans, fuyant la guerre déclenchée par l’attaque militaire de grande ampleur que la Russie a lancée contre l’Ukraine.
Juriste de formation, elle travaillait déjà comme juriste junior dans son pays lorsqu’elle a vu son quotidien basculer. Parmi ses clients européens, l’un d’eux, présent en Ukraine au début de la guerre, parvient à quitter le pays. Avant son départ, il lui propose son aide pour partir à son tour. Refusant d’abord, convaincue que le conflit serait de courte durée, elle finit par accepter deux mois plus tard. Arrivée à Paris, Viktoriia y passe quelques mois avant de bénéficier d’un programme de l’État français destiné à faciliter l’installation des Ukrainiens sur le territoire. Elle est alors orientée vers Honfleur, en Normandie. Là, elle entreprend de faire venir sa famille, une démarche longue et complexe. Ses proches rejoindront finalement la France, dans un premier temps à Paris avant que tous s’installent ensemble à Saint-Malo.
Rapidement, la connaissance du français s'avère indispensable
Pensant que la maîtrise de l’anglais suffirait pour s’intégrer professionnellement, Viktoriia réalise rapidement que la connaissance du français est indispensable. Elle s’inscrit donc à l’université Rennes 2 pour apprendre la langue et approfondir ses connaissances en droit, elle explique : “ Je ne faisais pas mes études en droit lors de mes premières années de licence. J'ai juste participé à des cours en master avec les autres étudiantes. En outil, je travaillais la langue française. Puis, je me suis spécialisé en droit.” Cette double formation lui ouvre les portes de stages et d’un premier emploi, assistante juridique pour le groupe Legendre à Rennes puis dans un cabinet d’expertise comptable parisien, où elle exerce aujourd’hui le même métier.
La guerre a bouleversé l’ensemble de sa vie : à Kiev, Viktoriia travaillait chez Global Law, vivait dans son appartement, entourée de sa famille. En France, les premiers mois sont marqués par l’angoisse permanente pour ses parents restés au pays. Leur arrivée lui permet de retrouver un semblant de sérénité et de se concentrer sur ses projets. Malgré les difficultés, Viktoriia souligne l’accueil chaleureux qu’elle a reçu en France. Elle compare son expérience à celle de ses amis réfugiés en Pologne, en Allemagne ou en Belgique, et constate que les Français ont fait preuve d’une disponibilité et d’une bienveillance qui ont largement facilité son intégration.
La lutte pour les ressources ukrainiennes
Au-delà de son parcours personnel, Viktoriia tient aussi à rappeler un aspect du conflit souvent passé sous silence. “ Quand on parle de la guerre en Ukraine, on évoque surtout un affrontement territorial ou politique”, explique t-elle. Mais c’est aussi une guerre pour les ressources. L’Ukraine possède en effet d’importants gisements de gaz, de charbon, de fer, de titane et surtout de lithium, stratégique pour la production de batteries et les technologies vertes. «
Ceux qui contrôlent ces ressources détiennent un pouvoir économique et stratégique immense, particulièrement à une époque où l’énergie et les métaux rares sont devenus essentiels à l’industrie mondiale », poursuit-elle. Selon elle, la Russie cherche ainsi à réduire sa dépendance à la Chine et voit dans les ressources ukrainiennes un levier majeur d’indépendance économique. Un message que Viktoriia me transmet spontanément montrant toute la tristesse qu’elle ressent pour son pays.
Par Solenn Cancouët, Victoire Houdan, Andy Nguyen
Sarah, 25 ans, est roumaine. Arrivée en France en 2018, elle est professeure d’anglais et présidente de l’association ESN (Erasmus Student Network) Rennes. Elle nous fait part de sa vision de l’Europe.
Pour Sarah, l’Europe est une aubaine. « Je pense que c’est (l’Union Européenne) la meilleure chose qui soit arrivée, c’est incroyable ! Pouvoir partir à l’étranger, via Schengen, est si facile. Permettre aux étudiants de bouger, d’être soutenus, c’est toujours top. Dans les pays d’Europe de l’Est, Erasmus est un peu moins démocratisé, ce qui fait que beaucoup de jeunes, comme moi, partent indépendamment. Le problème, quand on part indépendamment, c’est le manque d’aides », souligne la jeune roumaine.
« On est (les Roumains) pro-européen notamment parce que l’Europe nous aide avec des fonds (l’UE a prévu une enveloppe de 60 milliards d’euros pour la Roumanie sur la période 2028-2034). Cependant, on retrouve beaucoup la notion d’égalité, mais ce n’est pas ça qu’il faut, il faudrait de l’équité. On ne peut pas donner les mêmes aides à la France qu’à la Roumanie, du fait de la différence entre leur niveau de vie, leur mode de vie et leur population », commence Sarah. La France a par exemple reçu 15,4 milliards d’euros sur la période 2023-2025 et la Roumanie près de 21 milliards.
« Je n’ai jamais idéalisé l’Europe. Je trouve que l’Europe ne donne pas assez la parole, spécialement dans les conflits, aux peuples concernés. Je pense aux ukrainiens et aux palestiniens. De notre place de privilégié, je trouve ça déplacé de parler de choses qui ne nous concernent pas », confesse-t-elle.
La guerre en Ukraine vue par les Roumains
Le 24 février 2022 est une date ancrée dans l'esprit de Sarah. « Je me rappelle le jour exact où j’ai appris la guerre ! On blaguait avec mon amie roumaine que la Russie allait faire une folie et envahir l’Ukraine. Dans les pays de l’est, c’est une blague assez récurrente de dire que les Russes sont aux portes de notre pays ! Mais en voyant les informations confirmées sur l’invasion, on a vite déchanté. En un instant j’ai reçu énormément de messages de ma famille, notamment ma grand-mère qui me disait « les russes arrivent ! ». C’était un gros choc sur le coup, que cela devienne brusquement une réalité, mais je ne pensais pas que le conflit s’éterniserait autant. Je pensais que c’était une manœuvre russe pour faire peur, pour mettre la pression », explique la présidente de l’ESN qui ne pensait pas que le conflit se pérenniserait.
« La Roumanie joue un rôle en tant que pays frontalier. Elle est très impliquée sur les questions de gestion des réfugiés de guerre. Il y a pléthore d’aides pour les Ukrainiens en Roumanie. Des réseaux d’entraide se mettent en place, et quand bien même on manque de moyens, on fait tout pour les aider. Cependant, ce manque de moyens fait monter une haine progressive envers les Ukrainiens, mais cette haine devrait, selon moi, être dirigée vers le système et non les Ukrainiens, qui sont victimes de tout cela. C’est un sentiment universel : dans un pays qui manque de moyens, avec une population peu éduquée, le fait de voir des fonds qui pourraient servir au peuple être alloués aux réfugiés en fait tiquer plus d’un. De plus, on ne pensait pas que le conflit durerait si longtemps, donc aider autant de personnes sur une période prolongée c’est dur (en 2025, 184 000 ukrainiens avaient trouvé refuge en Roumanie). Cependant je pense que c’est le meilleur moment pour aider les populations qui fuient la guerre, car désormais peu importe les moyens, les gens qui souhaitent fuir le peuvent. Au début du conflit, seules les personnes favorisées pouvaient le faire. »
Elle conclut, « Je pense honnêtement que je suis privilégiée, et à moins d’être ukrainien ou russe, cela n’a pas vraiment d’impact. Parfois c’est perturbant, mais je n’ai pas le droit de dire que cela me complique la vie… »
Par Rosalie Simon et Agathe Bordeau-Lanoë
Un pied en banlieue londonienne et un autre au Mans, Clarisse Allman a grandi entre les deux langues de ses parents, l’une française et l’autre anglaise : deux cultures, deux manières d’être au monde. Aujourd’hui étudiante à Rennes, elle revient sur vingt-quatre ans de tiraillement entre ici et là-bas. Une quête d’identité profonde, à la croisée des frontières intérieures et de celles qu’on lui a imposées.
Pour Clarisse, l’Angleterre a le goût d’un cornet garni d’une boule de chamallow, friandise gagnée au bon vouloir de sa mère. Son enfance lui fait penser à une longue balade, à travers les marais jusqu’au pub, où elle et sa famille grignotaient des chips. « How was your day, love ? » (Comment s’est passée ta journée, chérie ?) lui demandait la caissière de la supérette lorsqu’elle rentrait de l’école. Son école, c’est sa copine portugaise, c’est la mixité banalisée, c’est le protestantisme discret enseigné dès la primaire, mais dont on ne parle, après, qu’en privé. Elle dit au revoir à la Grande-Bretagne en CM2, quand elle a découvert le petit mot écrit par ses professeurs sous sa photo de classe : « Clarisse part en France ». Seul souvenir qu’elle a soigneusement gardé lors de son grand départ.
« En Angleterre, j’étais la petite Française. En France, j’étais l’Anglaise qui connaissait par cœur les chansons d’Adèle. » Toute excitée la veille du départ, Clarisse allait bientôt appartenir à la France de l’amour et de la mode. Difficile de maîtriser les nuances de la langue et sa construction particulière : après le quinze, vient le seize. Poussée par ses parents, elle suit des cours de français après le collège.
Une fois par semaine, la jeune fille retrouvait quatre ou cinq enfants dans un sous-sol ; comme elle, ils tentaient d’effacer ce terrible accent qui lui valait regard en coin et harcèlement. « Je ne comprends pas », dégobillait méchamment un camarade lorsqu’elle tentait de se faire entendre. Mélancolie.
Mais quand vient le Brexit…
Fini les balades dans les marais, les surnoms affectueux des commerçants, les jeux, l’enfance. Une rupture du quotidien, brutale, remplacée par un repli dans les médias anglais. « J’y étais accro. J’ai construit mon rapport à l’Angleterre dans la fierté : je devais tout le temps représenter ce que le pays est et ce qu’il était. » Un poids difficile à porter, surtout lorsque le petit protégé choisit de faire comme elle : quitter son groupe, l’Union européenne. « C’est une honte et une grande tristesse de voir le pays resombrer dans cette haine de l’autre. Avec ma famille, on s’est dit qu’on l’avait échappé belle. Moi qui rêvais d’y retourner en sac à dos, ça va être plus compliqué… Maintenant, il me faudra un visa ! » N’ayant pas la nationalité britannique la jeune fille et sa mère auraient, en effet, recours à un processus administratif lourd pour avoir l’occasion de rejoindre l’Angleterre. Une injustice qui lui fait réaliser la chance qu’elle a d'être née là-bas, à l’heure où les échanges entre les deux territoires étaient encore simples.
Elle ajoute : « Je trouve que l’on invite trop peu les élèves à partir découvrir le monde. Pour ce qui est des Erasmus, on en entend parler, mais le nombre de places est limité. Et quand on sait qu’il n’y a que dix personnes qui pourront en profiter, ce n’est pas motivant. Par peur de ne pas être pris, on hésite à postuler. » A cela s’ajoutent les difficultés pécuniaires. Si Clarisse s’envole ailleurs, c’est un logement et un travail qu’elle devra trouver pour financer son quotidien. Et aussi l’apprentissage d’une nouvelle langue, d’une nouvelle culture... Un risque effrayant qui ne pousse pas à prendre la route. Et pourtant, Clarisse nous l’assure : c’est en voyageant qu’on ouvre son esprit. Une chose essentielle pour profiter d’une vie en communauté agréable.
Une histoire inachevée
Étrangère privilégiée, Clarisse conserve encore l’impression de toquer à la porte d’une communauté aux références et au passé qui ne sont pas les siens. Toujours en quête d’identité, elle aspire à déconstruire et à neutraliser son regard face à son cœur qui balance maladroitement entre rive droite et rive gauche de la Manche. « Le contact anglais me manque. J’aimerais retrouver cette chaleur, cette affection que pouvait te donner un inconnu dans une file de supermarché ou à un zinc. J’aimerais savoir si je peux trouver ma place plus simplement là-bas. »
Frustrée et curieuse de connaître ce qu’elle n’a eu que trop peu le temps de goûter, Clarisse veut vivre l’Angleterre — un refuge qu’elle cherche depuis son arrivée, et qu’elle tente de trouver en se trouvant d’abord elle-même.
Et en écoutant Adèle, I hate to turn up out of the blue uninvited / But I couldn't stay away, I couldn't fight it / I'd hoped you'd see my face and that you'd be reminded / That for me it isn't over. (Je déteste apparaître de façon impromptue, sans être invitée / Mais je ne pouvais pas rester à l'écart, je ne pouvais pas lutter contre ça / J'avais espéré que tu verrais mon visage et ue tu te rappellerais que pour moi notre histoire n’est pas terminée), ne t’inquiète pas pays chéri, Clarisse Allman compte bien la poursuivre…